L'ESS serait-elle capable de relever le défi d'un nouveau dynamisme des territoires ruraux, des villes moyennes et influer sur l’économie des métropoles ? Les valeurs de l'ESS peuvent-elle contrer les effets de la désindustrialisation dans les territoires désertés par les activités productives ? Les réponses sont autant dans la création d'activités et la conquête de nouvelles filières, que dans les modèles de coopérations territoriales qui affichent désormais des résultats tangibles dès lors qu’ils s’ouvrent à l’ensemble de l’écosystème économique.

En économie, tout comme sur le climat ou la lutte contre les inégalités, l'intention seule ne suffit pas. C'est pourquoi Ness vous propose ce dossier "S'il vous plaît... dESSine-moi un territoire" pour interroger le grand mantra de l'économie sociale et solidaire qui dit que l’ESS est une économie au service de son territoire, de son développement et producteur d'emplois garantis non-délocalisables.

Si l'on regarde les chiffres de l'emploi par département, (voir notre infographie) l'ESS pèse peu et beaucoup à la fois. En moyenne, l'activité des structures de l'ESS représente 10,1 % de l'emploi sur l'ensemble des départements dans une fourchette qui part de 4,8 % (Hauts-de-Seine) à 26,5 % (Lozère). L'analyse détaillée des chiffres trace une carte dont les lignes isométriques suivent la courbe des inégalités, comme l'expliquent les auteurs de l'Atlas commenté de l'ESS, "notre étude met en évidence que l'ESS s'inscrit dans une approche par les inégalités, plutôt qu'une simple approche par la pauvreté monétaire." Autrement dit, là où les inégalités de revenus sont les plus fortes, là où l’accès aux droits (santé, mobilité, logement…) est en berne, l'ESS est plus présente qu'ailleurs. Ce trait fait de l'ESS une économie au service du territoire au sens où, dans un contrepied total à la "rationalité économique", elle cible son implantation non pas en terme de marché potentiel, mais de besoins sociaux à satisfaire. C'est ce qui explique entre autre la présence ultra-majoritaire des associations d'aide à domicile dans les territoires ruraux tout en étant présentes dans les zones urbaines mais en concurrence avec les acteurs privés.

 

Le rĂ´le des Scop

Cette quête de l'intérêt général a commandé le développement du tissu entrepreneurial de l'ESS, majoritairement sur des services à la population que ce soit pour la santé, l'aide sociale, la solidarité et plus récemment sur l'insertion par l'activité économique... Mais l'ESS est-elle en capacité de renouveler ce défi quand on parle des activités de production dont on attend qu'elles viennent compenser la désindustrialisation du pays depuis la fin des Trente Glorieuses ? De ce point de vue, le score n'est pas très élevé. Bien sûr, la coopération agricole a contribué au maintien d'une agriculture en France, même si celle-ci voit la courbe des fermes et des actifs agricoles diminuer tendanciellement. Les Scop (on dit au aujourd'hui Société coopérative et participative puisqu'elles englobent les Scop, les Sociétés coopératives d'intérêt collectif et les Coopératives d'activité et d'emploi, mais on parlait auparavant de Société coopérative ouvrière de production) sont au nombre de 3611 et représentent 67 500 emplois (chiffres 2020). Quelques fleurons industriels comme Acome, un des leaders mondiaux de la fibre optique ou UTB et La Moderne, dans le BTP, sont là pour montrer que le modèle Scop fonctionne. Les Scop de l’industrie et du bâtiment représentent encore 51,3 % du chiffre d’affaires cumulé des Scop, mais les services (24,7 % du CA) comptent pour la moitié des entreprises coopératives désormais et près de 40 % des salariés (contre un peu moins de 35 % pour l’industrie et la construction). Les entreprises coopératives vivent en définitive la même courbe que l’ensemble de l’activité économique avec un secteur tertiaire (service marchand et non-marchand ) qui regroupe une large majorité des salariés en emploi face à un secteur primaire (agriculture, industrie extractive) réduit à la portion congrue et un secteur secondaire (industrie, transformation…) qui ne cesse de diminuer (environ 17 % de l’emploi en France).

Bien que les Scop soient ancrées à leur territoire du fait même que les salariés qui y travaillent, en sont aussi les sociétaires et donc se préoccupent de maintenir et développer leur activité in situ, elles n’en sont pas moins prises dans la lente pente de la désindustrialisation.

 

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Filières à haut potentiel

A ce stade, l’ESS apparaît donc d’abord comme une économie de services de tout ordre à la population, forte par ailleurs de sa présence conséquente dans les secteurs de la banque et de l’assurance santé. Certaines filières d’activités pourraient aussi, à l’avenir, générer un fort développement d’activité et d’emploi grâce à l’ESS. L’économie circulaire, par exemple, est un secteur où des entreprises sociales et solidaires se développent et prennent un rôle non seulement de pionniers, mais aussi d’acteurs industriels importants dans leur région. On peut citer le Groupe Demain (200 salariés) qui déploie son activité de tri et gestion des déchets sur le Jura et autour de Besançon.

Mais le cœur du réacteur d’une ESS au service de l’économie du territoire réside ailleurs que dans sa seule capacité à générer intrinsèquement de l’activité sur des filières qu’elle contribue à structurer. « L’Economie sociale et solidaire est définie, par la Loi de 2014 comme un mode d’entreprendre ET de développement, tout est là ! Cela veut dire qu’elle se soucie de son environnement extérieur », résume Timothée Duverger, professeur associé à Science Po Bordeaux dans notre podcast « ESS et territoire, mariage de raison, mariage fécond ? ». Cette préoccupation s’incarne dans des process (pour utiliser un terme propre à la Recherche & Développement) de coopération qui, depuis une dizaine d’années se diversifient avec des degrés de sophistication relatifs au contexte territorial. On parle de Pôle territorial de coopération économique (PTCE), Startup de territoire, Territoires French Impact.

 

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Process de coopération

Les PTCE (voir notre DictioNess) ont été définis par la Loi Hamon de 2014. Mais les premiers prototypes apparaissent autour des années quatre-vingt-dix comme le Pôle Sud Aquitaine à Tarnos dans les Landes. « C’est l’un des PTCE qui s’est positionné, dès l’origine, sur les enjeux de reconversion industrielle et notamment par le développement de services de soutiens aux entreprises; comme celui de Tarnos, un des premiers dans le Sud des Landes. Ils ont fait face à la désindustrialisation, avec les difficultés des Forges de l'Adour puis l'industrie aéronautique. L'ESS a fourni des services autour de la formation, de l'insertion et l'emploi et a joué le jeu de l'adaptation de la main d'œuvre locale à ces industries. »

Laurent Rebière, alors directeur du Foyer de jeune travailleur de Tarnos (on parle aujourd’hui d’Habitat jeune) est à l’origine du PTCE avec Stéphane Montuzet, aujourd’hui Président de la Cress Nouvelle Aquitaine et, à l’époque chargé d’étude du Comité de bassin d’emploi (CBE). Ce CBE avait été lancé par les élus de Tarnos alors que des usines d’agrochimie mettent la clé sous la porte, obérant un peu plus les espoirs de trouver un emploi sur le territoire. « J'ai investi ce CBE de manière très active dans une stratégie de sensibilisation des élus pour repenser l’activité des jeunes et en essayant de porter des solutions », explique Laurent Rebière. Des Assises du développement réunissent élus, entreprises et monde associatif et débouchent sur l’identification de filières industrielles, dont le BTP, à promouvoir. S’engage alors, sous l’impulsion des acteurs de l’ESS (FJT, structures d’insertion) au sein du CBE la structuration des besoins en formation, mais aussi de mutualisation de moyens entre entreprises. Tout ce travail débouche sur la création de plusieurs Groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ), d’une couveuse d’activité, Interstice, devenue une Coopérative d’activité et d’emploi (CAE), mais aussi un processus de Gestion partagée des emplois et des compétences (GPEC) qui favorisent la faisabilité des nouvelles activités. D’autres besoins se font jour et, là encore, l’ESS offre, en lien avec le CBE, ses solutions. Par exemple un restaurant d’insertion inter entreprises est créé. Il emploie aujourd’hui 60 personnes et fournit 6000 repas par jour et sera l’une des premières Sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) à être créée.

 

Créer l’écosystème coopératif

« Est-ce que nous avons permis d’éviter des délocalisations et des fermetures ? Parfois oui, parfois non », assume Laurent Rebière. Quand le Groupe Safran décide de moderniser son site de Tarnos (Turboméca), Pôle Sud Aquitaine a été en capacité de les convaincre d’intégrer le restaurant inter entreprises. « C’est devenu un facteur d’ancrage de Safran sur le territoire », souligne-t-il. Et quand l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), un poids lourd au sein du Medef installe son site de formation à côté des locaux du PTCE, ils décident d’intégrer le Pôle qui lui-même s’est structuré au sein d’une Scic pour devenir un opérateur de la coopération territoriale made in ESS.

 

« Nous portons une vision du monde mais elle est concrète. Elle gère des budgets, du juridique et se met au service du territoire. Sans avoir peur d’entrer dans le dur de l’économie, nous avons modifié le rapport des entreprises au monde économique.
Nous avons aussi réussi à modifier la vision des élus. L’ESS n’est plus une économie de la réparation, mais de transformation locale. Et là encore nous ne pouvions le faire de manière dogmatique. Pour convaincre, il fallait faire, présenter des résultats et créer des alliances. »

Laurent Rebière, Pôle Sud Aquitaine

 

Incuber le territoire de demain

L’exemple de ce PTCE n’est pas le seul. On peut citer le Groupe Archer, actif désormais sur toute la zone entre Romans-sur-Isère et Valence (Drôme) et son PTCE Pôle Sud. Christophe Chevalier, PDG du Groupe Archer décrit la même méthode qu’à Tarnos : « seul le langage de la preuve permet de modifier les pratiques » martèle-t-il. Et la preuve est apportée aujourd’hui par la capacité du Groupe (parti d’un noyau d’associations d’insertion et de solidarité) à relancer la filière historique de la confection de chaussures qui a fait la richesse passée de Romans (découvrez cette histoire dans notre podcast « Romans, quand l’ESS relance l’économie de la chaussure »).

C’est aussi à Romans que nait la méthodologie de « Startup de territoire ». Le principe est simple : sur la base d’une culture de coopération bien installée sur le territoire et incluant le tissu entrepreneurial, les collectivités et les acteurs de l’ESS, la startup de territoire se charge de booster la création d’entreprises et donc d’emploi sur des activités, souvent en lien avec la transition écologique et répondant aux besoins actuels et anticipés du territoire. A Romans, une cinquantaine de projets sont accompagnés par an. Dans la Vallée de l’Arve, entre Sallanches et Chamonix, le PTCE Innovales, dirigé par Damien Gaucherand, s’est approprié le dispositif et accompagne aujourd’hui 24 entrepreneurs sur des activités en lien avec la transition et les enjeux d’adaptation au changement climatique. Un enjeu très sensible sur ce territoire touché par une pollution atmosphérique endémique et la fragilisation du tourisme alpin du fait du réchauffement. « La force d’Innovales est d’être en capacité de réunir l’ensemble des acteurs concernés autour d’une même table et de créer les conditions d’un faire ensemble », décrit Lionel Pelud, responsable du service économique du Pôle métropolitain du Genevois français, premier partenaire public d’Innovales.

 

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Et les métropoles ?

Quid des économies des grandes métropoles, dont l’attractivité économique semble les éloigner des préoccupations de trouver d’autres modèles et notamment de la coopération ? Mahel Coppey, Vice-présidente de Nantes Métropole en charge des déchets, de l'économie circulaire et de l'économie sociale et solidaire et Présidente du Réseau des territoires de l’économie solidaire (RTES) estime que « dans ce moment de crise de vision et d'envie de société, sortir de ce mythe de l'attractivité de la métropolisation, qui va avec la compétitivité et l’excellence, devient un enjeu national des années qui viennent. Par exemple, si l’on prend la thématique alimentaire, de la fourche à la fourchette, la fragilisation des métropoles, au moment du Covid, démontre qu’il nous faut travailler nos systèmes alimentaires dans la proximité afin de les rendre plus résilients. »

Faire, pour convaincre. Dans les métropoles, comme dans les villes moyennes et les territoires ruraux, voilà la clé.

 

Industrialiser les process ?

Ces modèles de coopération territoriale peuvent-il se généraliser sur tous les territoires ? Mahel Coppey, identifie la pertinence de l'approche ESS en listant trois piliers : « une action territorialisée, qui s'appuie sur le pouvoir d'agir des habitants et avec une finalité autre que le profit. Vous pouvez [les] géolocaliser dans n'importe quelle situation, vous aurez toujours des réponses pertinentes. C'est un outil ultra-puissant ! Mais cela demande de la capacité d'animation et, surtout du temps. »

L’ESS ne parviendra donc à massifier son impact territorial qu’en écrivant son code source à la manière d’un logiciel libre. Dans celui de Tarnos, Romans et la Vallée de l’Arve on trouve d’abord une capacité réelle à mettre en œuvre les valeurs de l’ESS dans une ouverture aux autres acteurs du territoire, plutôt que d’être dans une stratégie défensive. Et pour chacun de nos interlocuteurs, c’est en partageant leurs valeurs ESS avec les moins convaincus, qu’elles ont le plus de chance d’infuser durablement le monde économique, loin de tout corporatisme.

Pour réaliser sa promesse l’ESS se doit donc de faire fructifier près de 30 ans de R&D en innovation sociale au bénéfice d’une nouvelle prospérité des territoires.